Ecrire ces quelques lignes à partir de mon attachement pour l’œuvre immense de Simon Hantaï, c’est saisir l’opportunité de dépasser l’obstacle d’une stupéfaction muette devant la radicalité de l’œuvre et de l’homme.
Autant que je me souvienne, il y a eu un écart entre l’éblouissement de la contemplation et la découverte progressive des procédures mises en œuvre. J’y découvrais la force de l’économie de quelques gestes fondamentaux comme processus d’engendrement de la forme et leurs résonances avec la destitution accomplie de la supériorité du regard ; l’organisation méthodique des plis et le nouage de la surface, méticuleux et répétitif. Le repassage du support, et la couleur étalée sur la surface repliée. Hantaï rampe sous sa toile, l’habite et l’anime d’un mouvement ondulant. Soudain quelque chose lâche, se décapitonne et la surface se fend. L’œuvre s’ouvre dans un dernier mouvement pourtant inaugural, comme la première bouffée d’air gonfle et décolle les poumons d’un nouveau-né.
Topologue à mes heures, je n’avais pas vu de reprise directe de son travail dans ma pratique, jusqu’au moment où, au-delà de l’intérêt pour la manipulation du support lui-même, j’ai reconnu l’écho de différentes formes de spatialité de geste nouer / peindre / couper1/ mettre à plat, qui interviennent dans le passage en trois temps de la surface au volume à la surface.
Cette succession laisse entière la question de la tentative de l’interprétation de ce qui se pense sans toutefois se présenter de façon discursive. De nombreux penseurs, critiques ou amateurs s’y exercent. Il me semble que les références au nouage sont peu présentes alors que celles au pliage abondent.
Devant le film les Silences rétiniens2, alors qu’ Hantaï noue sa toile, j’ai pensé à une expression populaire un peu désuète : faire un noeud dans son mouchoir. S’il rappelle que l’on a oublié quelque chose, le mouchoir devient le lieu de l’oubli. Une topologie sans dedans ni dehors, autour d’un vide dont le mouchoir (la toile) serait le support (la panse3). La toile est l’inverse d’un mémorial en tant que lieu du souvenir.
Qu’est-ce qui se dépose de l’oublié dans la peinture de Hantaï ?
Parmi les choses qui s’abandonnent, se perdent en chemin et laissent avec légèreté une place vide, toutes ne se valent pas. Certains oublis s’oublient de telle façon qu’ils feront
d’autant plus sûrement retour, mais un retour dans l’angle mort de la raison4.Tel semble avoir été le trajet du souvenir finalement retrouvé des gestes de la mère et du tablier plié, plissé même. Homme érudit et précis, que réveillait-il dans sa peinture5 ? Etait-ce un devenir par l’oubli,6 le retrait (de) lui-même ? Comme une figure bartlebienne, Simon Hantaï s’est retiré jusqu’à préférer ne pas.
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- « La toile est un ciseau pour moi […]La toile cesse d’être écran de projection et coupe en elle-même » citations de Simon Hantaï rapportées par Dominique Fourcade, Simon Hantaï, une exposition , Simon Hantaï sous la direction de D. Fourcade, I. Monod-Fontaine ,A. Paquement, Centre Pompidou Paris, 2013, p 139 ↩︎
- Film de Jean-Michel Meurice, 1976, 58 mm ↩︎
- Cf. les Panses, série qui se déploie autour de l’année 1964 ↩︎
- L’angle mort de la raison est une formulation repris du texte co-écrit avec Pierre Baumann pour la présentation de l’ouvrage La chaleur de l’usure, (co-édition des Presses Universitaires de Bordeaux et de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles ) . ↩︎
- Voir la période gestuelle à la fin des années 50 où l’on se souvient comment Hantaï usait d’un bout de réveil. ↩︎
- En pensant au « devenir- Hantaï» de Jean-Luc Nancy dans Jamais le mot « créateur » … (Correspondance 2000-2008), Paris, Edition Galilée, Archives Simon Hantaï, 2013, p152 ↩︎